Des seniors plus si jeunes mais pas si vieux, Le Monde, 17 janvier 2012

Visuel
Introduction ou extrait
A 80 ans, Michelle de Wilde entend bien dompter ce satané appareil photo Panasonic Lumix, calé entre ses mains : "Auto-intelligent... cela veut dire quoi ?", interroge-t-elle, sourire en coin. " L'appareil peut détecter seul la luminosité, répond Guillaume Favier, 25 ans, assis à côté d'elle. Vous pouvez choisir d'être en mode normal, ou intelligent." Michelle note scrupuleusement sur son petit carnet. "Et Quick menu ?", poursuit-elle. "C'est un raccourci", explique encore le jeune homme. "Et la molette, là, elle sert à quoi ?" ; "Et pour sélectionner, on appuie au milieu ?"...
Corps de texte

Imperturbable, Guillaume répond à la rafale de questions de l'octogénaire. Dans la salle fusent de petits sons du type de ceux émis par les jeux vidéo. Quatre autres mamies tentent d' apprivoiser leurs mini-appareils high-tech, souvent des cadeaux reçus pour leurs 70 ou 80 ans. "Il est mort, mon appareil ?", s'inquiète l'une d'elles. "Mais non, il est en mode visionnage de photos", la rassure Corentin de Richoufftz, l'autre "jeune" venu aider ces aînés.

Cette rencontre est organisée par Old'up, association présidée par la dynamique octogénaire Marie-Françoise Fuchs. Depuis novembre 2011, Old'up propose à ses 250 membres (septua, octo et nonagénaires) des séances de formation tous azimuts : comment utliser les bornes SNCF, acheter en ligne, utiliser Skype... A chaque fois, les plus jeunes coachent les plus âgés. "Mes enfants et petits-enfants me montrent tout à toute vitesse, raconte Geneviève, adepte de ces rendez-vous. Ces jeunes-là sont patients sans me donner l'impression que je suis idiote." Guillaume et Corentin, les jeunes en question, ont d'ailleurs fait une croix sur leur carrière d'avocat pour créer, en juillet 2011, leur propre entreprise, Génér'actions. Cette structure met en relation étudiants et seniors ayant besoin d'un coup de main à domicile. "Nous avons reçu 1 000 CV d'étudiants en médecine, droit, psycho...", expliquent les créateurs. Une quarantaine d'étudiants interviennent déjà dans des domiciles d'Ile-de-France.

De telles initiatives sont dans l'air du temps : le 17 janvier est lancée, à Copenhague, "l'année européenne du vieillissement actif et de la solidarité intergénérationnelle". Partout, les projets mêlant jeunes et anciens se multiplient. Dans les écoles et crèches, l'association Lire et faire lire rassemble désormais 12 800 seniors bénévoles qui raconte des histoires à des bambins. Plus de 6 500 lieux ont accueilli leurs interventions en 2011, 1 500 de plus qu'en 2010. Après le Québec et l'Allemagne, la Tunisie et la Suisse veulent dupliquer l'expérience. L'association l'Outil en main, où 1 300 artisans retraités forment les enfants aux métiers manuels, essaime : l'Allemagne et la Slovénie sont intéressées, le Cameroun et la Belgique déjà conquis. Egée, association où 2 000 cadres retraités conseillent à très faible coût des jeunes en recherche d'emploi, a réalisé 28 000 jours d'intervention en 2011.

Ces associations nationales tracent la route aux initiatives locales. Ainsi, au Pontet (Vaucluse), Garder le contact, créée par Catherine et François Chausson (respectivement 65 et 70 ans), aide gracieusement la quatrième génération (les plus de 80 ans) à se connecter à Internet. Autre initiative venant d'Espagne, la colocation seniors-étudiants poursuit son essor. Les jeunes obtiennent un logement meilleur marché, les plus âgés rompent leur solitude et reçoivent un petit pécule. L'association Ensemble2générations en est ainsi à son 600e binôme senior-jeune depuis 2007. "Pour que cela fonctionne, il est préférable que les deux personnes aient une passion à partager, reconnaît sa fondatrice, Typhaine de Penfentenyo. Mais j'ai le sentiment de  travailler pour l'avenir car l'arrivée massive de personnes seules et de grand âge est devant nous."

Cette solidarité intergénérationnelle se perçoit d'ailleurs sur Seniorsavotreservice.com. Le site compte 60 000 inscrits - le double d'il y a un an - et les seniors y proposent de monayer différents savoirs et prestations (garde d'enfants, lecture, coiffure, plomberie...). "Les familles recherchent des mamies-nounous rassurantes, souvent pour palier l'éloignement des propres grands-parents, explique sa fondatrice, Valérie Gruau. Certains grands seniors cherchent également des sexagénaires pour leur tenir compagnie. Avec une génération d'écart, le contact est plus facile."

"On n'a jamais autant parlé de lien social que depuis que celui-ci s'est distendu", constate Laurent Piolatto, délégué général de Lire et faire lire. La canicule de 2003, et ses conséquences dramatiques pour les personnes âgées, a été un révélateur du délitement des liens dans notre société. Depuis, une dynamique de terrain s'est enclenchée. "La société civile est en avance par rapport aux institutions et au monde politique", estime Mohammed Malki, auteur de L'Inter-génération, une démarche de proximité (La Documentation française, 2005). "La solidarité intergénérationnelle est en plein essor. Les associations, créatives, sont en train d' imaginer des solutions pragmatiques pour vivre en harmonie entre générations dans un contexte de crise et de précarité", constate le chercheur Charles-Benoît Heidsieck, qui vient de conseiller dix associations intergénérationnelles lauréates du prix Atout Soleil-Generali. "La détresse des plus fragiles s'approfondit, et cette nouvelle solidarité est un filet constructif pour limiter le gouffre."L'intergénérationnel, ou comment redécouvrir au XXIe siècle les réflexes sociétaux d'antan.

Laure Belot, Article paru dans l'édition du 17.01.12